Lettre de Jean Jaurès aux
instituteurs:
"Vous tenez en vos mains
l'intelligence et l'âme des enfants"
CULTURE - Jean Jaurès s'est
engagé en politique pour suivre les traces des principes républicains défendus
par Jules Ferry. Professeur dans une vie antérieure, il rend hommage à ce
sacerdoce, rouage, à ses yeux, d'une société future plus juste et plus
égalitaire.
Jean Jaurès (3
septembre 1859 - 31 juillet 1914) s'est engagé en politique pour suivre les
traces des principes républicains défendus par Jules Ferry.
Fervent admirateur et
défenseur de l'école publique et des "hussards noirs" de la
République, il considère l'éducation des citoyens comme le socle de la
consolidation républicaine ainsi qu'une valeur essentielle au socialisme.
Professeur dans une vie
antérieure, il rend hommage à ce sacerdoce, rouage, à ses yeux, d'une société
future plus juste et plus égalitaire.
La Dépêche de Toulouse,
15 janvier 1888.
Vous tenez en vos mains
l'intelligence et l'âme des enfants ; vous êtes responsables de la patrie.
Les enfants qui vous
sont confiés n'auront pas seulement à écrire, à déchiffrer une lettre, à lire
une enseigne au coin d'une rue, à faire une addition et une multiplication. Ils
sont Français et ils doivent connaître la France, sa géographie et son histoire
: son corps et son âme. Ils seront citoyens et ils doivent savoir ce qu'est une
démocratie libre, quels droits leur confèrent, quels devoirs leur impose la
souveraineté de la nation.
Enfin ils seront hommes,
et il faut qu'ils aient une idée de l'homme, il faut qu'ils sachent quelle est
la racine de nos misères : l'égoïsme aux formes multiples ;
quel est le principe de
notre grandeur : la fermeté unie à la tendresse.
Il faut qu'ils puissent se
représenter à grands traits l'espèce humaine domptant peu à peu les brutalités
de la nature et les brutalités de l'instinct, et qu'ils démêlent les éléments
principaux de cette œuvre extraordinaire qui s'appelle la civilisation. Il faut
leur montrer la grandeur de la pensée ; il faut leur enseigner le respect et le
culte de l'âme en éveillant en eux le sentiment de l'infini qui est notre joie,
et aussi notre force, car c'est par lui que nous triompherons du mal, de
l'obscurité et de la mort.
Eh ! Quoi ? Tout cela à
des enfants !
- Oui, tout cela, si
vous ne voulez pas fabriquer simplement des machines à épeler... J'entends dire
: « À quoi bon exiger tant de l'école ?
Est-ce que la vie
elle-même n'est pas une grande institutrice ?
Est-ce que, par exemple,
au contact d'une démocratie ardente, l'enfant devenu adulte, ne comprendra pas
de lui-même les idées de travail, d'égalité, de justice, de dignité humaine qui
sont la démocratie elle-même ? »
- Je le veux bien,
quoiqu'il y ait encore dans notre société, qu'on dit agitée, bien des
épaisseurs dormantes où croupissent les esprits. Mais autre chose est de faire,
tout d'abord, amitié avec la démocratie par l'intelligence ou par la passion.
La vie peut mêler, dans
l'âme de l'homme, à l'idée de justice tardivement éveillée, une saveur amère
d'orgueil blessé ou de misère subie, un ressentiment ou une souffrance.
Pourquoi ne pas offrir la justice à nos cœurs tout neufs ?
Il faut que toutes nos
idées soient comme imprégnées d'enfance, c'est-à-dire de générosité pure et de
sérénité.
Comment donnerez-vous à
l'école primaire l'éducation si haute que j'ai indiquée ?
Il y a deux moyens. Tout
d'abord que vous appreniez aux enfants à lire avec une facilité absolue, de
telle sorte qu'ils ne puissent plus l'oublier de la vie, et que dans n'importe
quel livre leur œil ne s'arrête à aucun obstacle.
Savoir lire vraiment
sans hésitation, comme nous lisons vous et moi, c'est la clef de
tout....Sachant bien lire, l'écolier, qui est très curieux, aurait bien vite,
avec sept ou huit livres choisis, une idée très haute de l'histoire de l'espèce
humaine, de la structure du monde, de l'histoire propre de la terre dans le
monde, du rôle propre de la France dans l'humanité.
Le maître doit
intervenir pour aider ce premier travail de l'esprit ; il n'est pas nécessaire
qu'il dise beaucoup, qu'il fasse de longues leçons ; il suffit que tous les
détails qu'il leur donnera concourent nettement à un tableau d'ensemble.
De ce que l'on sait de
l'homme primitif à l'homme d'aujourd'hui, quelle prodigieuse transformation !
Et comme il est aisé à l'instituteur, en quelques traits, de faire, sentir à
l'enfant l'effort inouï de la pensée humaine !
Seulement, pour cela, il
faut que le maître lui-même soit tout pénétré de ce qu'il enseigne.
Il ne faut pas qu'il
récite le soir ce qu'il a appris le matin ; il faut, par exemple, qu'il se soit
fait en silence une idée claire du ciel, du mouvement des astres ; il faut
qu'il se soit émerveillé tout bas de l'esprit humain qui, trompé par les yeux,
a pris tout d'abord le ciel pour une voûte solide et basse, puis a deviné
l'infini de l'espace et a suivi dans cet infini la route précise des planètes
et des soleils ; alors, et alors seulement, lorsque par la lecture solitaire et
la méditation, il sera tout plein d'une grande idée et tout éclairé
intérieurement, il communiquera sans peine aux enfants, à la première occasion,
la lumière et l'émotion de son esprit.
Ah ! Sans doute, avec la
fatigue écrasante de l'école, il est malaisé de vous
ressaisir ; mais il
suffit d'une demi-heure par jour pour maintenir la pensée à sa hauteur et pour
ne pas verser dans l'ornière du métier.
Vous serez plus que
payés de votre peine, car vous sentirez la vie de l'intelligence s'éveiller
autour de vous.
Il ne faut pas croire
que ce soit proportionner l'enseignement aux enfants que de le rapetisser. Les
enfants ont une curiosité illimitée, et vous pouvez tout doucement les mener au
bout du monde. Il y a un fait que les philosophes expliquent différemment
suivant les systèmes, mais qui est indéniable : « Les enfants ont en eux des
germes de commencements d'idées. »
Voyez avec quelle
facilité ils distinguent le bien du mal, touchant ainsi aux deux pôles du monde
; leur âme recèle des trésors à fleur de terre ; il suffit de gratter un peu
pour les mettre à jour. Il ne faut donc pas craindre de leur parler avec
sérieux, simplicité et grandeur.
Je dis donc aux maîtres
pour me résumer : lorsque d'une part vous aurez appris aux enfants à lire à
fond, et lorsque, d'autre part, en quelques causeries familières et graves,
vous leur aurez parlé des grandes choses qui intéressent la pensée et la
conscience humaine, vous aurez fait sans peine en quelques années œuvre
complète d'éducateurs.
Dans chaque intelligence
il y aura un sommet, et, ce jour-là, bien des choses changeront.