PAUVRETÉ16/03/2021
La crise sème la misère, les élus récoltent la
colère
par Hugo Soutra
Pour toute une partie des travailleurs
précaires issus des classes populaires et des classes moyennes, la stabilité de
l'emploi à laquelle ils aspiraient est devenue un vain mot. Et en touchant de
nouveaux publics n’ayant parfois jamais eu recours de leur vie à l’aide
sociale, la crise déboussole aussi les élus locaux. Car, sur le terrain, la
colère gronde. Si ce climat d’anxiété venait à s’épaissir au cours des
prochains mois, les conséquences sociales et politiques pourraient vite se
révéler dramatiques.
Le chômage et la pauvreté n’ont rien de nouveau à Saint-Eloy-les-Mines,
tant l’ancien bassin minier du Puy-de-Dôme a tardé à faire sa reconversion
industrielle… Et pourtant ! Confronté à des travailleurs précaires se croyant à
l’abri du besoin jusqu’au non-renouvellement de leurs contrats, des «
invisibles » ignorant souvent leurs droits sociaux, le jeune maire de cette
petite ville des Combrailles, Anthony Palermo, avoue s’être retrouvé démuni.
Par la situation en tant que telle, et les réactions de ces nouveaux pauvres,
aussi. « La plupart viennent à reculons au CCAS ou Secours populaire. Ils ne
consentent pas à vivre sur le dos de la société. On les entend répéter qu’ils
ont toujours travaillé, eux, ou dénoncer qu’« on » donne toujours aux mêmes…
sans savoir qu’ils pourraient bénéficier de prestations. »
En Gironde, le président du conseil départemental Jean-Luc Gleyze (lire son interview complète). entend un discours similaire : « Des
actifs précaires comme des retraités modestes nous reprochent d’en faire trop
pour les personnes ayant peu, et pas assez pour les gens comme eux. Mais je ne
crois pas que l’on se mobilise davantage sur l’extrême pauvreté que la
précarité. Le problème, c’est que certains petits indépendants ou agriculteurs
en difficulté ne solliciteront jamais les aides sociales pour lesquelles ils
ont cotisé, tant ils ont une vision péjorative et dégradante de la solidarité.
».
Mise en concurrence des
pauvretés
« A force d’avoir stigmatisé le fait de ne pas travailler assez dur ou
d’avoir bien étudié à l’école, cette mise en concurrence des pauvretés est le
prix à payer », tonne Anthony Palermo, avant d’avertir ses homologues qui
n’auraient pas encore conscience de ce sentiment de honte qui gagne peu à peu
les ouvriers, employés et milieux populaires : « Nous avons une bataille
culturelle à mener, pour dédramatiser la situation et aider ce public à faire
valoir ses droits. »
Les décideurs combleront ils les lacunes de notre système de protection
sociale ? Le personnel politique trouvera-t-il les mots permettant de répondre
à ce sentiment de pauvreté, cette pauvreté plus ou moins
subjective caractéristique notamment des Gilets Jaunes ? Et concrètement,
comment réagir à court terme ? Face aux lacunes du système déclaratif, Fiona
Lazaar vante le principe d’automaticité : « Même si l’action du gouvernement
reste insuffisante pour l’heure, les aides exceptionnelles versées aux ménages
fragiles l’ont été de façon automatique. De quoi leur permettre de subvenir à
leurs besoins », se félicite cette députée, également présidente du Conseil
national de lutte contre la pauvreté et l’exclusion (CNLE).
« Le fait de ne plus parvenir à rembourser son pavillon et d’aller pointer
aux Restos du cœur, c’est violent pour un propriétaire qui vient d’être
licencié ou un commerçant qui a vu plusieurs années de labeur s’envoler. Les
voilà qui se retrouvent, dans leur esprit, au même stade que de “ vulgaires ”
chômeurs… Les polémiques nationales sur l’assistanat infusent et finissent par
faire des dégâts au niveau local. Nous, élus, ne parvenons plus à canaliser
leur haine », alerte le président du Grand Guéret, Eric Correia, qui craint «
que l’ultra-droite ne profite de cette séquence calamiteuse ». Les élus de la
Vallée de la Fensch, en Moselle, conscients que des entrepreneurs identitaires
fassent commerce des angoisses de la France moyenne et populaire en exploitant
une idéologie du ressentiment, s’inquiétaient déjà pour la cohésion de la
société (lire encadré ci-dessous).
« Climat quasi insurrectionnel
»
C’est peu dire que l’irruption de la crise sanitaire a ravivé leurs doutes.
« Je ne sais pas si le mouvement des Gilets jaunes redémarrera et verra sa base
s’élargir mais, pour beaucoup, cette crise est la goutte d’eau qui fait
déborder le vase. Elle peut faire le lit de l’extrême droite », redoute à son
tour le maire (PS) de Fameck, Michel Liegbott, qui parle de « climat quasi
insurrectionnel ». Sylvia Waldung, vice-présidente de l’agglo en charge du développement
social, ne se montre guère moins alarmiste : « A l’instar du maire d’Hayange,
le Rassemblement national sait parfaitement instrumentaliser la détresse
sociale. Les discours de haine qu’ils propagent, cumulés à l’inefficience de
certaines politiques, nourrissent le communautarisme. L’islam conservateur
ancré dans certains de nos quartiers est une autre manière de disloquer la
société. »
« Que les extrêmes exacerbent les tensions serait perfide, mais pas
impossible. A nous, élus, de profiter de cette séquence pour tordre le cou aux
préjugés sur la pauvreté. Ne sommes-nous pas tous un peu des assistés, a
fortiori actuellement ? Qu’est-ce que l’assistanat, d’ailleurs, quand le tissu
économique ne propose pas assez de travail, et que l’offre de formation n’est
pas adaptée aux emplois disponibles localement ? », questionne Djoudé Merabet,
ex-travailleur social aujourd’hui maire (PS) d’Elbeuf (Seine-Maritime). « Cette
crise est dure – il y a des morts, des licenciés et de l’aigreur -, mais je
vois aussi un formidable élan citoyen. Les maires, en tant qu’artisans de la
solidarité, ne doivent pas se décourager. »
Le sentiment de pauvreté en forte hausse
Estimé stable et à un niveau relativement proche (13%) de celui du taux de
pauvreté depuis qu’il est mesuré, le sentiment de pauvreté s’est fortement accentué en
2018, au moment de l’émergence du mouvement des « Gilets Jaunes », pour atteindre
finalement 19% en 2019, dernier chiffre connu. La hausse est particulièrement
marquée chez les ouvriers, qui sont 31% à se considérer comme pauvres (29% en
2018) suivis des employés (24% contre 20% un an plus tôt) et des agriculteurs
(14%), constate la DREES. Conclusion ? La part de la population s’estimant pauvre excède largement celle que saisit
la mesure statistique « officielle » du phénomène, la pauvreté
monétaire, le taux de pauvreté, le nombre de personnes vivant sous le seuil de
pauvreté.
Dans la
vallée de la Fensch, la crise sanitaire renforce la fracture sociale
Communauté
d’agglomération du Val de fensch (57) • 10 communes • 70 307 habitants
Avec sa dizaine de maires couvrant un large spectre de la gauche – du PCF
au PS en passant par EELV – et sa ville principale, Hayange, aux mains du RN,
l’agglomération du Val de Fensch, pourrait paraître ingouvernable. Mais, plus
que la gouvernance, c’est le climat social qui inquiète son président, Michel
Liegbott.
« Sans que la pauvreté n’ait explosé à proprement parler, ici, le
darwinisme social fonctionne à plein. Ceux qui s’en sortent fuient le
territoire. Les salariés transfrontaliers effectuant la navette avec le
Luxembourg font flamber les prix de l’immobilier. Si bien que la petite classe
moyenne parvenue à intégrer les usines sidérurgiques et les catégories populaires
pour qui l’ascenseur social semble plus que jamais bloqué s’appauvrissent »
décrit le maire (PS) de Fameck. « La Vallée de la Fensch se caractérisait déjà
par une forte coupure sociologique avant la crise. Mais le fossé entre les plus
aisés, dont le pouvoir d’achat ne s’est pas démenti, et les plus précaires,
pour qui il s’est tassé, continue inlassablement de se creuser. »
« C’est une agglomération à deux vitesses », reprend la vice-présidente en
charge du développement social, Sylvia Waldung : « La concentration des
populations défavorisées dans quelques quartiers populaires me fait craindre le
pire. Sans faire de science-fiction, on sent l’agressivité monter vis-à-vis des
gens aux belles voitures et belles demeures. Même chose du côté de ceux en
situation de mal-emploi, qui trouvent injuste que d’autres touchant les aides
sociales donnent l’impression de vivre mieux qu’eux. Les territoires comme les
nôtres sont de véritables bombes sociales à retardement ! »
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