Article 13 de l’avant-projet El Khomri : une très discrète bombe à retardement
Article de Jean-Charles Mirande, avocat au barreau de Paris et
Hervé Tourniquet, avocat au barreau des Hauts-de-Seine publié par l’Humanité le
11 mars 2016. Cet article 13 de l’avant projet de loi constitue une des plus
graves régressions juridiques portées par le texte et justifie, à lui seul, le
retrait du projet entier.
Tandis que les
grandes manœuvres se poursuivent du côté du gouvernement pour tenter de rallier
à sa cause quelques organisations syndicales au soutien de son avant-projet de
loi de réforme du Code du travail et que l’on égrène les articles sur lesquels
des « concessions » pourraient intervenir, il est un article de cet
avant-projet, l’article 13, passé jusque-là inaperçu, qui constitue pourtant une
des plus graves régressions juridiques portées par le texte.
L’article 13 dispose ainsi :« Lorsqu’un accord
d’entreprise est conclu en vue de la préservation ou du développement de
l’emploi, ses stipulations se substituent de plein droit aux clauses contraires
et incompatibles du contrat de travail, y compris en matière de rémunération et
de durée du travail.
L’accord mentionné
au premier alinéa ne peut avoir pour effet de diminuer la rémunération
mensuelle du salarié.
Le salarié peut
refuser la modification de son contrat de travail résultant de l’application de
l’accord mentionné au premier alinéa. Ce refus doit être écrit.
Si l’employeur
engage une procédure de licenciement à l’encontre du salarié ayant refusé
l’application de l’accord mentionné au premier alinéa, ce licenciement ne
constitue pas un licenciement pour motif économique et repose sur une cause
réelle et sérieuse. Il est soumis aux dispositions relatives à la rupture du
contrat de travail pour motif personnel. »
Ainsi, en quelques
lignes, cet article anéantit trois des principaux piliers de la construction du
droit du travail au cours des quarante dernières années.
Premier pilier : l’ordre public social de protection
Ce principe, depuis
des décennies, garantit au salarié, en cas de conflit entre les différentes
normes qui s’appliquent à sa situation (loi, convention ou accord collectif,
contrat de travail), que la disposition la plus favorable sera appliquée.
Le nouveau texte
prévoit que l’accord collectif, dont on peut craindre qu’il puisse aisément
intervenir sous la pression du chantage aux licenciements ou à la fermeture de
l’entreprise, permettra à l’employeur d’imposer les clauses de l’accord, moins
favorables que celles convenues à l’occasion de la signature de son contrat, ou
fixées par la convention collective ou la loi, qui, jusque-là, était considérée
comme le garde-fou minimal des droits des salariés.
A priori, l’accord ne
peut diminuer la rémunération mensuelle…
A priori seulement
dès lors qu’il est au surplus prévu qu’« un décret définit la rémunération
mensuelle » évoquée par le texte.
Cette formule,
inutile dès lors que le « salaire mensuel » est aujourd’hui parfaitement défini
comme l’ensemble des rémunérations, fixes et variables versées au salarié en
contrepartie de son travail, laisse craindre une restriction de la définition
du salaire à la seule rémunération fixe…
Au-delà, si le
salaire ne peut être modifié, il peut en revanche être procédé à l’augmentation
du temps de travail.
Ainsi un nouveau
principe voit le jour : travailler plus pour gagner autant…
Deuxième pilier : le
contrôle du motif économique par le juge
Jusqu’à ce jour,
lorsqu’un salarié était licencié pour avoir refusé une modification de son
contrat de travail, le contrôle du juge portait sur la véritable cause du
licenciement qui n’est évidemment pas le refus du salarié mais le motif
économique de la proposition faite par l’employeur.
Ce nouveau type d’accord
conduira le salarié réfractaire à être licencié pour le « motif réel et sérieux
» d’avoir refusé la modification de son contrat de travail.
En outre,
l’employeur n’aura plus à justifier d’un quelconque motif économique de sorte
que tout contrôle du juge sera anéanti.
Autant dire en
pratique que la signature de l’accord d’entreprise autorisera tous les
licenciements sans motif face au refus du salarié et, en conséquence, tous les
abus.
Troisième pilier : le plan de sauvegarde de l’emploi
En effet, si plus de
10 salariés refusent la modification de leur contrat de travail, l’employeur
devait jusque-là mettre en œuvre toutes les mesures susceptibles de préserver
l’emploi et, au pire, accompagner utilement les licenciements par des mesures
de reclassement et de soutien indemnitaire.
Désormais aucun plan
social préalable ne sera nécessaire, aucune discussion avec les représentants
du personnel et l’administration du travail ne seront utiles, puisque les
salariés seront licenciés selon la procédure individuelle de licenciement pour
motif non économique. Exit également, bien entendu, l’obligation de
reclassement et toute indemnité complémentaire.
Ce dispositif
singulier est évidemment contradictoire et paradoxal à l’heure où l’on prétend
encourager la sécurité tout autant que la « flexibilité ».
On observera la filiation de ce dispositif :
– d’une part, avec
l’ANI et la loi Sapin du 14 juin 2013 dite de « sécurisation de l’emploi »,
plus précisément de son article 15 qui crée les « accords de maintien de
l’emploi ».
Ces accords étaient
à durée limitée, ils devaient être justifiés par de graves difficultés
économiques selon un diagnostic partagé par l’employeur et les organisations
syndicales et contenir un engagement de maintien de l’emploi.
C’était sans doute
encore trop demander. Raison pour laquelle, avec ces nouveaux accords dits de «
préservation et de développement de l’emploi », les employeurs n’auront plus à
s’embarrasser de l’existence de graves difficultés économiques, d’un diagnostic
partagé avec les organisations syndicales, d’un engagement de maintien des
emplois, de l’effort partagé entre les salariés et l’entreprise, en ce compris
ses dirigeants et d’une durée déterminée et plafonnée ;
– d’autre part, sans
que, malheureusement, cette curieuse confusion ne surprenne plus personne, avec
les fameux « accords de compétitivité emploi » que M. Sarkozy voulait
introduire dans le Code du travail, sans en avoir eu le temps en 2012.
L’article 13 de
l’avant-projet de loi El Khomri en est la reprise pure et simple « décomplexée
»…
Ainsi le
gouvernement de François Hollande fera ce dont Nicolas Sarkozy avait rêvé.
Le lecteur aura
compris que le gouvernement pourrait reculer, et le Medef s’accommoder de la
disparition des dispositions de l’article 30 bis consacré à la nouvelle
définition du motif économique du licenciement tout particulièrement contesté.
L’article 13
permettra en effet aux entreprises de s’affranchir purement et simplement de sa
définition actuelle…
Cet article, par sa
gravité, les menaces et les bouleversements qu’il engendrerait, justifie, à lui
seul, le retrait de l’entier projet.